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[Tribune] : « Ton « like » l’a tué » — Pour Aaron et pour les autres, des voix citoyennes brisent le silence contre le cyberharcèlement.

Il y a des morts qui résonnent plus fort que d’autres. Non pas parce qu’elles frappent plus durement, mais parce qu’elles révèlent une douleur partagée, un malaise collectif. Le 16 avril 2025, Aaron Boupendza, footballeur international gabonais, est tombé du onzième étage d’un immeuble en Chine. L’enquête parle d’accident. D’autres, plus proches, plus lucides peut-être, évoquent un suicide. Et tous s’accordent sur une chose : cette chute était précédée d’une longue descente, invisible, silencieuse, et pourtant criante – celle d’un homme traqué dans l’arène virtuelle.

Dans les jours précédents, Aaron n’était plus un athlète célébré, mais une cible. Une sextape, bien réelle, a fuité. Les images ont circulé, alimentant un torrent d’humiliations publiques, de railleries, de spéculations sordides. Et comme si cela ne suffisait pas, certains influenceurs se seraient fait les relais d’un harcèlement méthodique, avec à la clé des menaces de publication, des tentatives d’extorsion, une pression continue et brutale. Ce n’était pas un simple « bad buzz ». C’était un effondrement.

Aaron n’était pas un saint. Il avait ses frasques, ses excès, comme tant d’autres jeunes figures publiques plongées trop tôt dans la lumière. Mais rien, absolument rien, ne justifie l’acharnement dont il a été victime. Car ce n’est pas tant la faute que l’on juge sur les réseaux que le plaisir que certains prennent à humilier. À piétiner. À rabaisser.

Les influenceurs, ces figures devenues centrales dans nos écosystèmes numériques, portent une responsabilité. Ils ne sont pas les seuls acteurs, mais ils en sont des amplificateurs. Quand ils s’emparent d’un scandale, ils en deviennent les démiurges. Une vidéo, un commentaire, une moquerie bien tournée, et ce sont des milliers – parfois des millions – qui rient, qui partagent, qui condamnent. Sans filtre. Sans recul. Sans humanité, souvent.

Cette tribune ne cherche pas à accuser gratuitement. Elle ne désigne pas des coupables à abattre. Elle invite à regarder en face un mécanisme que nous avons collectivement laissé se développer : celui de la violence virale. Une violence sans poings ni armes, mais qui blesse profondément. Une violence qu’on banalise trop souvent, parce qu’elle se cache derrière des écrans.

Le harcèlement numérique n’est pas une abstraction. Il est une réalité aux conséquences dévastatrices. Il affecte la santé mentale, isole, pousse au repli, parfois au point de non-retour. Les psychologues parlent de « stress post-traumatique numérique », de détresse émotionnelle sévère, de perte de repères. Et ce qui le rend encore plus cruel, c’est que la douleur se vit dans la solitude, pendant que le public, lui, s’amuse ou commente.

Aaron Boupendza est tombé, peut-être, parce qu’il ne voyait plus d’issue. Parce qu’il n’a pas trouvé assez de voix pour lui rappeler qu’il valait encore quelque chose. Parce que les moqueries faisaient plus de bruit que les mots de réconfort. Et parce que, dans cette société connectée, nous n’avons pas encore appris à protéger ceux qui chancellent.

Il est temps d’ouvrir les yeux. D’accepter que les mots peuvent tuer. Que le partage compulsif d’images intimes, même si elles semblent « croustillantes », est une violence en soi. Qu’il n’y a pas de buzz anodin quand il détruit une dignité. Et surtout, qu’il ne peut y avoir de société digne sans conscience collective.

Plusieurs pays ont déjà compris cela. En France, le « revenge porn » est un délit. En Corée du Sud, les plateformes sont tenues de retirer en urgence les contenus à caractère sexuel non consenti. En Allemagne, les lois imposent aux réseaux sociaux de supprimer les contenus haineux dans des délais stricts, sous peine de sanctions. Le Gabon ne peut rester à la traîne. Il est urgent de bâtir un cadre juridique solide contre le cyberharcèlement, de former les forces de l’ordre à ces nouvelles formes de violence, et surtout, d’éduquer à la citoyenneté numérique.

Mais au-delà de la loi, c’est notre vigilance communautaire qui est interpellée. Un pays, une jeunesse, une société entière ne peuvent rester spectateurs lorsque l’un des leurs tombe. Chacun, à son échelle, peut être un rempart : en refusant de partager l’humiliant, en signalant les contenus toxiques, en tendant la main à ceux qui vacillent. Il ne s’agit pas de devenir des héros, juste des humains conscients.

Aaron Boupendza ne reviendra pas. Il emporte avec lui ses dribbles, ses sourires, ses fautes, ses blessures, ses rêves de gloire et ses fragilités trop peu comprises. Mais il nous laisse un miroir. À nous de ne pas détourner le regard.

Le monde numérique est ce que nous en faisons. Il peut être une arme, ou un refuge. Une cour de justice improvisée, ou un espace de solidarité. Il nous appartient de choisir.

Et si la mort d’Aaron pouvait, enfin, ouvrir les yeux sur les vies que l’on piétine derrière nos écrans ?

Patricia ANDONY, Cheffe d’entreprise
Adiela BOUSSOUGOU KASSA, Politiste
Franck Yannick POBA, Consultant

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