Masques traditionnels, ambitions modernes : La face cachée du rejet ethnique de Zora Kassa
• Des notables instrumentalisent les identités ethniques derrière un vernis d’authenticité culturelle
• L’ethnicité devient un critère d’accès au pouvoir, aggravant la fracture entre l’État et les communautés locales
• Ce tribalisme politique menace directement la cohésion nationale et exige une redéfinition inclusive de la citoyenneté gabonaise
Ces dernières années, le Gabon navigue entre modernité et archaïsmes, tiraillé par une résurgence inquiétante des discours identitaires. Sous couvert de préservation culturelle, des calculs politiques se dissimulent, transformant l’appartenance ethnique en arme de conquête du pouvoir. Le rejet ciblé de la ministre Syrielle Zora Kassa par les chefs traditionnels de Mayumba n’est pas qu’un simple conflit local : c’est le symptôme d’une fracture plus profonde, où le tribalisme se pare des atours de la tradition pour mieux servir des ambitions contemporaines.
Quand l’ethnie devient argument politique
Le document adressé au Président par les représentants des huit tribus de la Basse-Banio, daté du 18 avril 2025, ne se contente pas d’une requête administrative. Il exige, avec une précision troublante, la nomination d’un « vrai autochtone » au gouvernement, rejetant la ministre Kassa comme une intruse. Les cinq critères avancés – origines parentales ancrées à Mayumba, appartenance tribale définie, maîtrise d’une langue locale, enracinement territorial et respect des valeurs coutumières – ne sont pas de simples détails folkloriques. Ils forment un véritable mécanisme d’exclusion, une frontière invisible mais rigide entre ceux qui « méritent » de représenter la région et les autres.
Frederick Barth l’avait bien saisi : ces marqueurs identitaires ne servent pas à célébrer une culture, mais à la verrouiller. Derrière l’appel aux traditions se cache une stratégie politique, un moyen d’écarter ceux qui ne correspondent pas au profil désiré.
Une fracture soigneusement entretenue
L’accusation portée contre Zora Kassa – celle d’être une « étrangère » aux réalités locales – révèle un paradoxe saisissant. D’un côté, l’État gabonais se veut unificateur, garant d’une citoyenneté commune. De l’autre, des acteurs locaux réactivent des clivages ethniques, jouant sur deux tableaux : la légitimité constitutionnelle et l’autorité traditionnelle.
La récente révision constitutionnelle, introduisant la notion de « Gabonais pur sang », a ouvert une boîte de Pandore. En officialisant une hiérarchie entre citoyens, elle a donné une caution légale à des revendications qui, autrefois, restaient implicites. Désormais, l’ethnicité n’est plus un simple fait culturel : c’est un sésame pour le pouvoir, un outil de discrimination politique.
L’identité comme ressource politique
Jean-François Bayart parlait de « politique du ventre » pour décrire ces systèmes où l’accès aux ressources de l’État devient l’enjeu ultime. À Mayumba, cette logique est flagrante. La lettre des notables ne se limite pas à une querelle identitaire : elle évoque explicitement les « grands projets » en gestation – un port en eau profonde, une ligne ferroviaire. Autant d’opportunités économiques qui transforment l’appartenance ethnique en un capital à faire valoir.
Rogers Brubaker y verrait une forme de « nationalisme de ressources », où l’on brandit l’autochtonie comme un titre de propriété sur les richesses à venir. Exiger un « interlocuteur privilégié » issu de la communauté, c’est s’assurer que les bénéfices ne seront pas partagés avec ceux que l’on considère comme des outsiders.
L’arrivisme politique déguisé en authenticité culturelle
Dans les colonnes du Bilumbi, Nide Gaël Boulingui dénonce une hypocrisie : sous prétexte de défendre l’authenticité, certains acteurs locaux pratiquent un clientélisme décomplexé. Cette critique rejoint la notion de « citoyenneté bifurquée » développée par Mahmood Mamdani : d’un côté, des élites perçues comme déconnectées ; de l’autre, des leaders traditionnels qui se drapent dans le manteau de la légitimité culturelle pour mieux contrôler l’accès au pouvoir.
Pourtant, cette authenticité est souvent une construction. Les signataires de la lettre ne représentent qu’une fraction des voix locales, et leurs revendications cachent parfois des luttes d’influence bien plus prosaïques que la défense des traditions.
Les dangers réels du discours tribaliste
L’histoire de l’Afrique centrale est jalonnée de conflits nés de telles logiques identitaires. La lettre des notables de Mayumba contient des formulations inquiétantes, notamment cette référence aux « mânes des ancêtres », suggérant qu’un dirigeant non-autochtone porterait malheur à la région. Ce genre de rhétorique n’est pas anodin : en spiritualisant l’exclusion, on la rend incontestable.
René Lemarchand a montré comment ces dynamiques enclenchent des « spirales d’insécurité », où chaque groupe se perçoit comme menacé par l’autre. Ce « nativisme radical », qui réserve le pouvoir aux seuls « originaires », a souvent servi de prélude à des violences ethniques. Le Gabon n’en est pas là, mais les signaux d’alarme sont là.
Vers une conception inclusive de la citoyenneté
Face à ces dérives, Achille Mbembe propose une alternative : une « éthique de la traversée », où les identités ne sont pas des prisons mais des passerelles. Pour le Gabon, cela signifie concilier reconnaissance des cultures locales et refus de l’exclusion politique.
Mayumba a besoin de développement, mais celui-ci ne passera pas par le repli identitaire. Il exige au contraire une participation ouverte, où compétence et engagement priment sur l’origine. L’affaire Kassa n’est pas qu’un épisode local : c’est un test pour la nation gabonaise. Sa capacité à dépasser les vieux démons du tribalisme déterminera si elle peut construire une démocratie où la diversité enrichit au lieu de diviser.
Adiela BOUSSOUGOU KASSA, Sociologue – Spécialiste des ethnismes.