Tribune: Promesses d’un nouvel État de droit et premiers doutes
Dans son discours d’investiture du 3 mai 2025, le Président Oligui Nguema a fait des « lois et règlements en vigueur » la boussole de la Vème République promise. Mais le gouvernement formé deux jours après son investiture suscite déjà des questions de fond. En effet, plusieurs nominations ont ravivé d’anciennes pratiques : d’un côté, le patron de la banque BGFI, Henri-Claude Oyima, a été nommé ministre de l’Économie et des Finances, tout en conservant sa fonction de PDG du groupe BGFI ; de l’autre, d’anciens militaires du CTRI (Comité pour la Transition et la Restauration des Institutions), toujours en service, ont été placés à la tête de ministères civils. Or l’ordonnance n°007/PR/2010 portant Statut particulier des militaires (et ses textes d’application) comporte des dispositions claires sur ces situations. Cette tribune examine, à partir de ces textes et des principes de bonne gouvernance, les enjeux juridiques de ces nominations controversées.
Promesse de « Vème République » et exigence de l’État de droit
Dès son investiture, le président Oligui a placé la lutte contre la corruption et le renforcement de l’État de droit au cœur de son projet. Il a déclaré que la « Vème République […] exige la fin de l’impunité, de la corruption, du laxisme et de la paresse. Chaque citoyen investi de l’autorité de droit doit remplir sa mission dans le respect des lois et règlements en vigueur, afin d’établir un véritable État de droit ». Les observateurs avaient donc vu dans ces mots la promesse d’une rupture avec les pratiques de l’ancien régime. Or, quelques jours plus tard, la composition du gouvernement laisse dubitatifs ceux qui espéraient une recomposition sincère du pouvoir.
Parmi les nouvelles têtes, deux cas illustrent cette tension entre les discours et les actes. Henri-Claude Oyima, qui est depuis des décennies PDG du groupe bancaire BGFI, a été nommé ministre de l’Économie, des Finances, de la Dette et des Participations. Selon une note interne de mai 2025 du groupe BGFI, il conserverait en effet ses fonctions de dirigeant de la banque. D’autre part, le gouvernement comprend plusieurs hommes en uniforme: on compte notamment le colonel Ulrich Manfoumbi Manfoumbi (ex-porte-parole du CTRI) au Transport et la colonelle Brigitte Onkanowa à la Défense, ainsi que le colonel Maurice Ntossui Allogo (ex-CTRI) aux Eaux et Forêts. Ces nominations interrogent : sont-elles compatibles avec l’ordonnance de 2010 sur le statut militaire et avec les principes de bonne gouvernance prétendument restaurés ?
Henri-Claude Oyima : un conflit d’intérêts patent ?
Le cas Oyima pose d’abord la question du non-cumul des fonctions publiques et privées. Le statut des militaires ne lui est pas directement applicable puisqu’il n’est pas militaire. Mais les principes de bonne gouvernance s’appliquent plus largement aux hauts responsables publics. D’un point de vue déontologique, exercer simultanément la fonction de banquier d’affaires (PDG d’une grande banque panafricaine) et celle de « ministre argentier » fait peser un risque évident de conflit d’intérêts. En effet, en tant que ministre des Finances, M. Oyima est appelé à définir la politique budgétaire et économique de l’État. Or ses intérêts privés – d’investisseur et de dirigeant du groupe BGFI – sont potentiellement en liaison directe avec les décisions publiques : financement des entreprises, cessions d’actifs, réglementation bancaire, etc.
Même si la législation gabonaise ne contient pas (à notre connaissance) de disposition explicite interdisant à un ministre de diriger une entreprise privée, le principe général de transparence l’interdit de fait. À cet égard, le droit et la doctrine internationaux rappellent que « bonne gouvernance » implique la séparation nette entre intérêt public et intérêt privé, ainsi qu’une obligation de transparence et d’intégrité. Comme l’a souligné la Représentation permanente de la Suisse aux Nations unies, « le principe de bonne gouvernance et de bonnes pratiques en matière de transparence, de responsabilité et d’intégrité » doit guider l’action publique. De même, la tradition gabonaise appelle à ce que les dirigeants publics se soumettent au principe de reddition des comptes. Comme le rappelle un discours officiel, « le principe de l’obligation de reddition des comptes, [est] un principe de bonne gouvernance auquel [les agents publics sont] astreints ».
Dans le cas d’espèce, Henri-Claude Oyima représente une autorité publique très influente (ministre de l’Économie) et un puissant acteur privé (PDG de BGFI), ce qui contrevient à l’esprit de ces principes. En France, par analogie, la loi sur la transparence obligeait déjà en 2013 les ministres à déclarer leurs intérêts et à céder ceux susceptibles de conflit ; même sans texte similaire, on attend qu’un responsable comme M. Oyima prenne ses distances avec ses intérêts financiers. Or, d’après la note interne du groupe bancaire, il semble conserver son siège de PDG du groupe BGFI jusqu’en 2025, ce qui suscite des inquiétudes quant à l’indépendance de sa future politique économique. Plusieurs organisations et experts (notamment sur les réseaux sociaux) ont dès l’annonce de sa nomination parlé d’« entremêlement » des intérêts publics et privés.
En résumé, même sans incrimination pénale formelle du conflit d’intérêts pour un ministre (comme il en existe pour les magistrats ou certains fonctionnaires dans d’autres pays), ce cumul « public-privé » apparaît aux yeux de beaucoup comme contraire au principe de neutralité du service public. Les citoyens concernés par les réformes économiques attendent plutôt un ministre qui abandonne ses responsabilités privées pour se consacrer au service de l’État. À tout le moins, on pouvait attendre un signal fort de gestion intègre : par exemple, une cession anticipée de ses parts ou un éloignement officiel de la direction de la banque. Ce n’est pas le cas : M. Oyima reste officiellement à la fois « argentier du Gabon » et patron du BGFI, situation inattendue au regard des engagements de rupture annoncés.
Militaires en poste civil : incompatibilités légales
Le deuxième sujet d’inquiétude juridique concerne les anciens membres du CTRI nommés ministres. Beaucoup d’entre eux sont d’anciens officiers encore inscrits sur les cadres de l’armée (c’est-à-dire « militaires actifs » au sens du droit gabonais). L’ordonnance n°007/PR/2010 encadre très strictement toute situation de ce type. Elle commence par rappeler la notion de « militaire ». L’article 2 définit le militaire comme « toute personne incorporée dans l’une des composantes des forces de défense… nommée et promue à un grade de la hiérarchie militaire ». Le statut distingue ensuite quatre positions possibles pour un militaire de carrière : « en activité », « en détachement », « en disponibilité » ou « en cessation définitive d’activité ».
Ces dispositions indiquent que, hors des périodes de transition, un militaire qui s’engage dans une fonction civile doit logiquement passer en « détachement » (il reste techniquement militaire, mais est mis au service d’une administration civile) ou cesser définitivement son activité militaire. Or, concrètement, plusieurs ministres issus du CTRI sont restés inscrits sur les effectifs militaires sans paraître avoir quitté l’armée. Cela soulève le problème des incompatibilités figurant au Chapitre 4 de l’ordonnance (articles 73-78). On peut résumer ses règles essentielles par les points suivants :
Article 73-74 (incompatibilité) : « L’exercice d’un emploi dans les forces de défense est incompatible avec […] les fonctions de […] membre du gouvernement ». Autrement dit, on ne peut pas être en même temps militaire d’active et membre du gouvernement. L’article 74 complète ce principe : le militaire qui se porte candidat ou est nommé à l’une des fonctions visées par l’article 73 (président, parlementaire, ministre, etc.) « perd automatiquement son statut de militaire et est radié des cadres ». Concrètement, dès lors qu’un officier est nommé ministre, il devrait être considéré comme ayant démissionné de l’armée au sens du statut.
Article 155-159 (détachement et disponibilité) : l’ordonnance autorise exceptionnellement un officier à être détaché dans la fonction publique civile. En pratique, un militaire peut être temporairement affecté à un emploi non militaire (article 155). Cette mise en position de détachement lui permet de servir ailleurs sans renoncer immédiatement à ses droits militaires. Toutefois, la durée du détachement est strictement limitée (« un à deux ans non renouvelable », article 159), et pendant cette période l’officier ne perçoit plus sa solde militaire (article 158). À l’issue d’un tel détachement, l’officier doit être réintégré dans les cadres ou basculer en cessation d’activité. Si ces délais et procédures ne sont pas respectés, on viole la règle légale.
Article 163 (cessation définitive d’activité) : ce texte liste les cas où la carrière militaire prend fin « d’office ». Il inclut, dans le même alinéa, la « nomination à l’une des fonctions prévues à l’article 73 » et « l’intégration dans une fonction publique civile ». Autrement dit, l’ordonnance prévoit explicitement que la prise d’une fonction gouvernementale ou plus généralement la carrière civile marquent automatiquement la fin définitive du statut militaire de l’intéressé (avec radiation des effectifs).
En résumé, la loi gabonaise exige l’interruption de la carrière militaire pour tout officier appelé à un rôle politique ou gouvernemental : soit il est détaché pour une durée très brève (et redevient ensuite militaire), soit il renonce définitivement à l’armée pour exercer sa nouvelle fonction. Dans la pratique post-transition, plusieurs ministres encore souvent nommés « colonel » sont restés inscrits comme actifs. Par exemple, l’ancien porte-parole du CTRI, Ulrich Manfoumbi (colonel de l’armée), a été nommé ministre des Transports ; le général Brigitte Onkanowa conserve la Défense nationale ; le général Ntossui Allogo reste aux Eaux et Forêts. Faute de déclarations officielles, on ignore si leur statut a été basculé en détachement (article 155) ou s’ils conservent double statut indûment. En tout cas, si ces officiers n’ont pas abandonné leur grade au moment de leur nomination, ils seraient en violation formelle de l’« incompatibilité » du statut militaire (articles 73-74).
Cette situation suscite des interrogations. La société civile attendait un réel départ « dans la rupture » avec l’ancienne équipe, avec par exemple le passage rapide à des responsables civils sur la quasi-totalité des postes de pouvoir. Or on voit au contraire une forte « continuité militaire » au sommet de l’État. Si le gouvernement Oligui Nguema se veut la 5ᵉ République de l’État de droit, son application stricte demanderait soit la radiation des militaires promus ministres (conformément à l’article 74), soit au minimum la justification de leur détachement temporaire dans le respect des articles 155-159. Ce n’est pas, du moins publiquement, le cas à ce stade. Cette ambiguïté nourrit l’inquiétude d’une perpétuation de l’influence militaire en politique, ce qui est d’autant plus sensible que nombre d’observateurs craignent que la transition ne se transforme en « continuité avec un nouvel habillage » plutôt qu’en véritable discontinuité institutionnelle.
Bonne gouvernance et gestion des conflits d’intérêts
Au-delà du droit militaire, ces nominations doivent être appréhendées à l’aune des principes de bonne gouvernance et de séparation des pouvoirs. L’objectif proclamé d’un « État de droit » implique une gestion transparente et neutre de l’intérêt public. Or les exemples ci-dessus illustrent l’interpénétration des intérêts privés et publics : un banquier en chef du Trésor, et des officiers en costume de ministre. Cela va à l’encontre du principe général selon lequel l’argent public ne doit servir les intérêts privés. Comme l’affirme un rapport onusien, il est crucial de renforcer la « transparence, la responsabilité et l’intégrité » dans la fonction publique. De même, les autorités gouvernementales sont tenues à une « obligation de reddition de comptes » auprès des citoyens.
Dans cette optique, plusieurs pistes de réforme sont évoquées par la société civile gabonaise : adoption d’une loi encadrant les conflits d’intérêts, création d’une haute autorité de la transparence (comme cela existe dans de nombreux pays), renforcement des contrôles parlementaires et judiciaires sur les ministres, etc. Les observateurs attendent en particulier que la nouvelle constitution de la 5ᵉ République ne reste pas une coquille vide : elle pourrait consacrer explicitement la séparation des rôles militaires et civils (par exemple en inscrivant le principe d’impartialité politique des armées) et imposer aux ministres de déclarer et de cesser leurs intérêts privés incompatibles. Sans changement institutionnel ou législatif fort, le simple changement d’étiquette gouvernementale risque de ne pas suffire à convaincre que la « nouvelle ère » est vraiment en marche.
Des attentes concrètes en suspens
En somme, l’analyse juridique de ces nominations révèle un hiatus entre les promesses de l’investiture – strict « respect des lois », « fin de l’impunité », « bonne gouvernance » – et certains choix politiques concrets. Les textes en vigueur (notamment l’ordonnance n°007/PR/2010) interdisent clairement à un militaire d’exercice d’un emploi civil ministériel sans renoncer à son grade. Ils ne régissent pas formellement le statut d’un ministre par rapport à ses intérêts privés, mais la logique de transparence commande d’éviter tout cumul préjudiciable à l’intérêt général. Ainsi, c’est la volonté politique de traduire les principes en actes qui fait aujourd’hui défaut.
Le débat public, déjà vif, repose sur cette exigence : appliquer rigoureusement le droit de la Vème République annoncée. Les Gabonais attendent notamment la mise en place de réformes effectives – par exemple l’adoption de lois sur la déontologie des ministres, la déclaration obligatoire des patrimoines, ou la mise en place d’un dispositif de contrôle du conflit d’intérêts – plutôt qu’un simple discours sur le retour aux institutions. La création de la 5ᵉ République reste un vœu pieux tant que les actes administratifs ne sont pas alignés sur l’esprit des textes. En définitive, l’épreuve du feu pour M. Oligui Nguema sera de démontrer que l’État de droit promis ne se résume pas à des mots, mais s’incarne dans la régularité des nominations et le respect intransigeant des incompatibilités légales.